Champagne, l’heure de la grande conversion a sonné

Côté pile, 8% des surfaces pour produire le Champagne sont bio contre 22% pour le reste des vignobles. Côté face, une pléiade de petites maisons (et certaines grosses) avant-gardistes qui se convertissent et convainquent de la faisabilité, au-delà de la nécessité, pour toutes les maisons de passer en bio.

« Nous ne sommes pas égaux face aux nécessaires changements à apporter à la viticulture : quand je pense à certains vignerons qui négocient leurs ventes à un euro le litre, je mesure combien il peut être complexe de passer en bio. Mais nous, les maisons champenoises, n’avons aucune excuse pour ne pas saisir nos responsabilités historiques ». C’est avec une force tranquille que Delphine Brulez, à la tête de la maison Louise Brison, évoque le défi à venir. Cette ingénieure agronome, 4eme génération à s’occuper des terres familiales, s’implique pour pouvoir les transmettre propres aux générations futures : « les changements sont si brutaux qu’on ne peut pas avoir l’assurance de continuer à produire le même vin pour toujours. Alors, il nous faut tout mettre en œuvre pour préserver nos terres et ça implique évidemment la bio ». Une évidence qui se décline pourtant lentement : alors que 22% de la viticulture française est passée en bio, cette part n’est que de 8% pour le champagne.

Selon le journaliste Pierre Guigui, directeur de la collection Le savoir boire[1], ce retard historique tient à la rudesse climatique de ces 17 territoires représentant un peu plus de 30 000 hectares : « En Champagne, il y a plus de maladies qu’ailleurs sur les vignes. On doit composer avec un climat moins clément pour la vigne. Il est plus difficile de faire du bio en champagne qu’en Provence par exemple et donc plus difficile de se passer de produits chimique de synthèse. Pour autant, dès qu’un champagne passe en bio, l’expérience se partage, il n’y a pas de fatalité à ce que cela reste ainsi ». Autre souci majeur pour l’accélération de la conversion, le grand éclatement des parcelles de vignes servant à élaborer les champagnes. Selon Aurélie Ringeval-Deluze, maître de conférences à l’Urca, le vignoble champenois est composé d’environ 279 000 parcelles d’une superficie moyenne de 12 ares. Ce grand morcellement rend très complexe la mise en œuvre des pratiques environnementales car il faut convaincre tout un écosystème de changer ses pratiques.

[1] https://www.editions-apogee.com/81-le-savoir-boire

Comme le confie Ludovic du Plessis qui a repris la maison familiale Telmont avec l’appui de trois actionnaires parmi lesquels Leonardo di Caprio, Sur les 25 hectares que nous possédons, nous sommes à 100% bio, mais pour les 75 hectares que nous achetons nous ne sommes qu’à 70% et il nous faut encore convaincre nos partenaires d’aller au 100% et ça prend du temps ». Et encore ce dernier possède-t-il un quart de ces vignes, mais une grande partie n’est pas propriétaire de 10% et achète parfois des vignes à plusieurs dizaines de personnes différentes, autant à convaincre…

Une des autres raisons pouvant expliquer l’absence de mouvement de masse vers le bio est que nombre de grands groupes derrière les maisons de champagne (Moêt-Hennessy, Pernod Ricard) ont choisi la stratégie de l’ « agriculture régénérative » pour montrer leur engagement environnemental. Pour Ludovic du Plessis, la flûte n’est qu’à moitié pleine si on ne va pas en bio : « chez Telmont on dit que l’agriculture régénérative  c’est très bien, mais ça ne constitue que la première étape. Il faut le bio pour plus de biodiversité sinon n’est qu’à la moitié du chemin. Et quand on est bio, on met le label, point. Pour montrer, pour expliquer car il y a encore trop d’incompréhension sur le travail. Le bio, c’est un goût très vivant, qui vient de la grande vitalité des sols. Et je crois que ça, c’est le futur du champagne. La question n’est pas de savoir si les autres vont y venir, mais quand. Un jour, tous les champagnes seront bio ». 

Cette grande conversion au bio des champagnes ne serait pas une anomalie, mais au contraire un retour à ce qui s’est produit la majorité de l’histoire de ces terroirs : nombre de grandes maisons de Champagne sont pluricentenaires et se sont constituées aux XVIIIe et XIXème siècle (voire au XVIIe pour le célèbre Dom Pérignon) et furent cultivées en bio pendant des siècles contre quelques décennies seulement avec les adjuvants de la chimie de synthèse.

 

 Revenir aux origines n’a donc rien d’une chimère. Pour Jean-Baptiste Lecaillon, chef de caves des champagnes Roederer, cette quête doit se mener au nom d’un triptyque environnement, patrimoine territorial et goût : « tout est imbriqué. Le bio est évidemment meilleur pour la santé des sols et de l’eau, mais ce qu’il faut bien comprendre c’est que notre patrimoine, ce sont nos parcelles. Nous nous imposons un mode de culture cohérent qui préserve notre patrimoine sur le très long terme. 

Et ce faisant, nous évitons une certaine unicité de goût liée à la fertilisation des sols. Avec le bio nous retrouvons un vin de lieu qui a un goût puissant, solide et unique ».

Si le bio donne un goût unique, cela serait d’autant plus heureux qu’avec 3,7% des terres agricoles, la viticulture consomme 20% des pesticides de synthèse épandus en France[1]… Comme l’indique l’Agence de l’eau Seine Normandie, 100% des cours d’eaux sont contaminés et cela peut être prévenu avec le passage en bio. D’où l’intérêt de transitionner au plus vite et à faire savoir que le bio est prêt, au point techniquement.

Pour Pierre Guigui, les stéréotypes d’un manque de sérieux du bio ont existé fortement en champagne mais n’ont plus cours depuis des années : « les premières fois que j’ai organisé des dégustations de champagne bio, dans les années 90, je les faisais à l’aveugle et ne révélais qu’à la fin. On montrait la VHS (une cassette vidéo) pour expliquer la démarche après dégustation et les gens étaient souvent incrédules ne pouvant associer une telle qualité avec ce qu’ils voyaient comme un truc de babas cool ! Mais l’image a changé, aujourd’hui les producteurs de bio ne sont plus vus comme des gentils inconscients, mais des techniciens crédibles. Ce handicap d’image a disparu en France comme auprès des acheteurs internationaux ». Car le Champagne est un des produits phares de l’export français, ayant généré 4,2 milliards d’euros en 2023, avec un fort tropisme pour le Royaume-Uni et les États-Unis, mais également de nouveaux marchés pour lesquels le bio est un incontournable. Delphine Brulez avance fièrement son label AB/ Eurofeuille à l’export : « les pays scandinaves et dans une moindre mesure les Pays Bas, sont très sensibles au bio. Ajoutez à cela que dans certains pays comme en Suède, vous avez des monopoles de vente et devenir référencé vous ouvre alors des perspectives commerciales très importantes ».

Reste bien évidemment la peur la plus souvent brandie par les détracteurs du bio, la chute de la productivité. Sur le sujet, le recul de quinze ans de Roederer en fait un témoin idéal et ô surprise, la baisse de production est assez marginale, de l’ordre de 5%. Pour Jean-Baptiste Lecaillon « il faut du recul. Sur les plus mauvaises années, on peut connaître un recul de 30%, quand on a une floraison et un printemps humides. 

Mais en 2023, par exemple, grâce à une vigne plus équilibrée, nous avions 10% de rendements supérieurs en bio qu’en conventionnel. Et sur le long terme, nous voyons que la baisse n’est pas très importante et seule compte le long terme ». Ainsi parle avec sagesse celui qui gère les caves d’une maison vieille de sept générations, qui a racheté des maisons comme Deutz pour la passer en bio. Ils sont suivis dans cette veine par d’autres maisons familiales comme Bollinger qui ont annoncé leur conversion. Une grande cohérence dans cette vision d’une économie patrimoniale s’opposant à une économie financiarisée dont le court-termisme ne cadre pas avec les échéances des sols. On peut citer à ce sujet le cas de Lefèvre Beuzart dont les 4 hectares ont obtenu leur première certification bio en 2023 et nombre d’autres désireux d’obtenir leur certification.

Pour finir, la conversion va sonner car celles et ceux qui travaillent sur ces terres veulent du bio. Chez Telmont, plusieurs centaines de CV affluent à chaque ouverture de poste, un enthousiasme que confirme Delphine Brulez : « dans mes études, on ne m’a pas parlé du bio, mais aujourd’hui ça bouge et dans les Instituts techniques comme les formations le sujet est présent. On veut toutes les infos sur les provenances, le bio sécurise les consommateurs et les travailleurs, c’est un atout évident ». Mieux encore, chez Roederer on cultivait en bio depuis près de quinze ans sans être certifiés et ce sont les jeunes qui l’ont exigé comme le rappelle Jean-Baptiste Lecaillon : « à l’issue d’un discours aux équipes fin 2017, ils m’ont demandé à être audités ! Ils voulaient le label, ils voulaient prouver ce qu’ils mettent en œuvre au quotidien, ils voulaient montrer leur engagement et en rajouter : plus de biodiversité, plus de terroir, plus d’hectares en bio, leurs attentes étaient extrêmement fortes alors nous leur avons donné la main sur l’artisanat de nos vignes ». Le futur du champagne sera donc bio grâce aux et avec le soutien des générations futures.