Installé depuis 22 ans en GAEC dans une ferme des Alpes, Vincent Rozé préside depuis 2017 le réseau Mangez Bio et ses 21 plateformes destinées à la restauration collective. Portrait d’un entrepreneur engagé, qui joue collectif avec un pragmatisme convaincant.
Un sourire dans la voix, le tutoiement facile et le verbe précis : Vincent Rozé est de ces gens qui vous embarquent en quelques phrases, et qui vous font voir le monde avec un regard neuf, et un optimisme revigoré.
Né en Bretagne, fils d’éleveur, Vincent se lance dans des études d’ingénieur en « sciences de la terre », en Picardie. Le goût de l’aventure le conduit à effectuer son stage de fin d’études en Russie… dans un kolkhoze. Il y restera finalement 5 ans, avec une grande leçon : le collectif ne vaut que s’il permet aussi l’épanouissement de chaque individu. « C’était l’époque post-soviétique, se souvient-il. J’ai vu de près comment ce système avait détruit l’économie, mais aussi les gens. Plus personne ne se faisait confiance ! » Et il glisse, malicieux : « J’y ai aussi travaillé avec des Américains, qui m’ont tout appris de la vente. » Il y rencontre aussi des amis avec qui, de retour en France, il décide de s’associer pour reprendre une exploitation laitière. Le projet : monter une fromagerie, et faire du pain, en prime.
La Ferme de Sainte-Luce, de 0 à 22 travailleur.euses
A l’été 2000, ils visitent des exploitations, dans les Alpes. Dès la deuxième semaine, une rencontre, une ferme à reprendre à Sainte-Luce (Isère), et c’est parti : en 2001, les voilà installés en GAEC, avec une trentaine de vaches, prêts à convertir la ferme en agriculture biologique. Le bio, pour Vincent Rozé, c’était une évidence. « Une agriculture avec des produits chimiques qui tuent la vie ne peut pas gagner, dit-il avec le plus grand calme. Et d’ajouter : « J’espère qu’on pourra dire un jour que le chimie n’a été qu’une courte parenthèse dans l’histoire de l’agriculture. »
L’organisation du travail se fait de façon collective et pratique : « Au départ, il s’agissait surtout de nous organiser pour garder les enfants ! ». Une philosophie qui perdure encore, alors que vingt ans plus tard, la ferme a bien grandi : si lait et fromages demeurent la principale production, on y fait aussi du pain (avec une marque de biscuits salés et sucrés), et désormais de la bière. Le tout sur 150 hectares, dont 90 ha de prairies. Aux 45 vaches s’ajoutent 60 cochons, qui valorisent le petit-lait et les drêches de fermentation de la bière. Le GAEC compte aujourd’hui 7 associés, et une équipe de 22 personnes – pour la production, mais aussi la commercialisation, en circuit court (« 80 % entre Grenoble et Gap », précise Vincent Rozé), auprès de particuliers ou de cantines locales.
Mangez Bio Isère : une plateforme qui croît...
Mais pour livrer la restauration collective, il faut des volumes, et une offre diversifiée. La solution, pour les agriculteurs bio ? S’associer. Voilà pourquoi, en 2005, Vincent Rozé a créé la plateforme Mangez Bio Isère, en s’inspirant d’une expérience similaire en Ille-et-Vilaine. Les débuts ont été modestes, avec 5 producteurs et un salarié pour la commercialisation. « L’aide du département a été déterminante ; elle nous a donné le temps de grandir pour atteindre l’autonomie financière. Mais nous savions aussi que pour être pérenne, notre modèle devait être viable sans argent public ! » Quinze ans plus tard, le pari est réussi : Mangez Bio Isère réalise 7,5 M€ de chiffre d’affaires. La plateforme compte aujourd’hui 20 salariés, des achats au suivi de clientèle en passant par la structuration des filières, les ressources humaines, la qualité… et la logistique.
« C’est un nouveau métier pour nous, et il est essentiel, insiste Vincent Rozé. Sur un appel d’offres, il peut représenter 50 % de nos coûts. Et là-dessus, nous devons être compétitifs, parce qu’on ne peut pas seulement compter sur nos valeurs ». Etre irréprochables sur le bio et sur le service, en somme. Et fixer le prix au plus juste pour les consommateurs et pour les producteurs.
Vivement Egalim, pour de vrai
Depuis 2017, Vincent Rozé préside le réseau Mangez Bio, qui compte 21 plateformes en France. Idéalement placé, donc, pour voir la dynamique qui se poursuit (+15 % de croissance en 2022), mais aussi les résistances, chez des élus locaux qui n’ont pas encore pris conscience du caractère vital de l’enjeu d’une agriculture qui ne surexploite pas les ressources. « Avec le brouillard savamment entretenu par les labels type HVE, on sent aussi une grande appétence pour le local, sans trop regarder ce qui se cache derrière… » Face à cela, le réseau Mangez Bio a des atouts importants à faire valoir : une organisation collective, la maîtrise des métiers, et la capacité de garantir de gros volumes dans la durée. « Ce qu’il nous faudrait maintenant, c’est que la loi Egalim soit vraiment respectée », conclut-il.
Il sait qu’une loi sans sanction n’est pas vraiment une loi. Il sait aussi que sur le temps long, il s’inscrit dans le sens de l’Histoire – celle qui respecte la nature au lieu de la contrôler. De la Bretagne à l’Isère en passant par la Russie, il a bien appris qu’à trop vouloir contrôler, on crée souvent plus de problèmes qu’on en résout…