Ensemble à la ville comme dans leur entreprise, Baptiste Saulnier et Vanessa Correa n’ambitionnent pas le bonheur en se repliant sur leur cocon, mais au contraire en prenant part à un mouvement de changement radical de notre modèle agricole. Cultive, leur programme de formation et d’aide à l’installation en agriculture biologique et intensive sur des petites fermes, ouvrira prochainement son campus avec l’objectif d’accompagner l’ouverture de centaines de fermes bio dans les dix ans qui viennent.
La ferme du Bec-Hellouin est le pendant de Nothing Hill pour les amateurs d’agriculture bio : un lieu de coup de foudre. Après avoir travaillé dans des fermes bio en Californie, en Colombie et en Israël, Vanessa Correa y séjournait en accompagnant un agriculteur désireux d’apprendre à mieux régénérer son sol et intensifier ses rendements. Elle y croise alors Baptiste Saulnier, ancien sportif de haut niveau (hockey sur gazon) reconverti en restaurateur autodidacte à succès, avec huit restaurants. Dans le dernier d’entre eux, il voulait monter un potager urbain, ce qui ne put se faire, alors il surmonta sa déception en insistant lourdement pour se former au Bec Hellouin « pour être certain qu’ils aient reçu mon mail, je venais chaque semaine chercher mon panier et j’en profitais pour les relancer, je les ai eus à l’usure ! ».
Passée la rencontre dans un des lieux saints de la bio, ils ne se quittent plus et changent de terrains d’expérimentations pour leurs méthodes d’agriculture bio intensive. Ces préceptes viennent de leurs deux mentors, le pionnier américain Eliot Coleman (84 ans) et la relève québécoise Jean-Martin Fortier (45 ans) chez qui Baptiste s’est formé. Leur philosophie vise à moderniser les vertus écologiques de l’agriculture pré révolution industrielle, non mécanisée, en en diminuant la pénibilité physique et en la rendant socialement plus attrayante. « Il y a aujourd’hui un déficit d’image très fort sur les métiers agricoles, avec des cadences éreintantes pour une rémunération trop faible, nos fermes cassent ce cercle vicieux en créant de nombreux emplois avec des salaires décents et des horaires compatibles avec une vie de famille », avance Baptiste.
Ce cercle vertueux n’est pas parfait qu’en théorie : ils l’ont concrétisé aux jardins de Chambord pendant 3 ans, dans ferme du Perche bio-intensive, où ils ont eu l’idée de Cultive, il y a un an et demi. Cette école de formation vise à créer un parcours métier en 4 étapes réparties sur un an, alliant 4 mois de théorie et huit mois de pratique pour être certain de la viabilité des projets, humainement comme économiquement. Selon Vanessa « 50% des repreneurs de fermes arrêtent au bout d’un 3 à 4 ans . La réalité quotidienne du métier étant plus dure que l’image un peu romantique et néo rurale dans laquelle ils s’étaient projetés. Avec Cultive, nous leur offrons la possibilité de s’assurer qu’ils aiment aussi désherber les carottes sous la pluie ou le gel, ou travailler le sol par canicule ! ». L’accompagnement ne s’arrête pas à ces mises en situation essentielles, mais va jusqu’à un appui personnalisé à la commercialisation. Pour Baptiste « lors de l’enseignement théorique, nous proposons une boîte à outils standard qui explique l’ensemble des moyens de distributions et modèles économiques qui existent, mais en réalité il y a autant de modèles qu’il y a de fermes : selon que vous soyez situé près d’une métropole ou plus enclavé, vous ne proposerez pas les mêmes débouchés. A Chambord, 50% de notre production était destinée aux grandes et moyennes surfaces de Blois, ça n’est évidemment pas duplicable avec une ferme isolée. En outre, il faut adapter aux envies des producteurs : la vente en direct le week-end est un excellent vecteur de développement, mais si vous voulez privilégier votre vie de famille, vous allez plus pousser sur d’autres canaux de vente ». Comment l’ancien restaurateur juge t’il ses homologues, bon derniers de la classe du bio, avec moins de 1% de produits bio vendus dans les restaurants français ? « Il faut continuer à faire appliquer la loi Egalim, qui assure des débouchés et des revenus aux agriculteurs bio et qui donnent de la visibilité à ces produits, les rendent incontournables. Je ne peux que déplorer que le facteur coût soit trop invoqué par les chefs, mais les choses bougent lentement : la ferme du Perche dans laquelle je travaillais livrait une trentaine de restaurants. Mais pour dupliquer cela, il faut surmonter les contraintes logistiques… J’espère juste que ça viendra vite ».
Pour faire vivre tout le monde avec une petite surface il faut viser l’hyper rendement et anticiper les récoltes avec une planification optimale. Cette dernière inverse le cycle de production habituel : on part des débouchés potentiels, des différents canaux à acheminer, pour estimer les quantités nécessaires à semer. Pour parler chiffres, sur une ferme d’un hectare seulement, on emploie six ETP et on produit 30 variétés de légumes à l’ouverture et 50 en rythme de croisière pour une diversité d’espèces pouvant atteindre 175 (grâces aux nombreuses espèces de tomates et de betteraves, notamment). Les plantations sont prévues des mois à l’avance, pour optimiser les rendements, la clé du succès selon Baptiste : « 80% de notre production est transplantée et pas semée directement. Ceci nous permet d’avoir trois rotations de cultures par planches et d’augmenter de 90 jours leur production. Par ailleurs, la non mécanisation induit qu’on peut resserrer les lignes, puisqu’on désherbe à la main. Au final, c’est vraiment très compact, on a peu l’impression de faire un Tétris sur champ ! ». Le tout pour une production au m2 imbattable, avec 50 à 60 tonnes sur 7000m2 pour 260 000 euros de rendements, ce qui permet bien de payer les six salariés de la ferme, beaucoup plus qu’en agriculture conventionnelle, fidèle en cela à la maxime de Jean-Martin Fortier, « transformer l’agriculture de masse en une masse d’agriculteurs ».
Des indéniables performances chiffrées, les fermes prônées par Baptiste et Vanessa visent une dimension esthétique au service de l’écologie. Cette dernière a d’ailleurs appris de ses expériences hors de France : « Quand j’étais en Israël, j’ai été très inspirée par Neot Semadar, une ferme luxuriante au milieu du désert avec une gestion de l’eau exceptionnelle. Là-bas, toutes les eaux grises et usées, tous les résidus d’eau salée servent à l’agriculture, rien n’est perdu ! ». Ce souci de préserver l’eau passe aussi par une protection du sol, avec des couvertures qui limitent l’évaporation et une récupération de toutes les eaux usées. L’efficience environnementale ne se fait pas au détriment du paysage, au contraire. Pour Baptiste : « nous vivons l’agriculture comme un art. Travailler sur l’image des métiers agricoles, c’est aussi penser le cadre de travail. Dans nos fermes, on installe des bassins, des haies, on vise à embellir les fermes dans une même stratégie globale de rayonnement territorial. C’est la même logique d’attractivité pour tout : de beaux espaces, de bonnes conditions de travail, du travail en commun pour attirer un maximum de candidates et candidats ». Avant qu’ils n’arrivent, Vanessa et Baptiste conseillent et accompagnent déjà leurs premiers clients Cultive dans la mise en place ou la montée en rendement de leurs fermes maraîchères avec des objectifs très élevés : doubler les rendements et faire décoller le chiffre d’affaires.
Dès novembre 2024, le Campus Cultive ouvrira ses portes à une 1ère promotion de 25 impétrants agricole. Au programme : 4 mois de théorie et 8 mois de pratique. L’ambition affichée est de former 1600 élèves et d’accompagner l’installation de plus de 600 fermes dans les dix années à venir. Fort logiquement, les préceptes de Cultive déconstruisant toutes les normes dominantes, les candidates et candidats au campus sont diversifiés et détonnent des profils actuels. Trois grandes catégories se détachent : les personnes en reconversion aspirant à la néo ruralité, énormément d’agriculteurs et maraîchers déjà en poste qui veulent changer leur système de production pour mieux gagner leur vie et des enfants d’agriculteurs désireux de reprendre la ferme familiale en augmentant la valeur crée. Dans les trois cas, on retrouve plus de femmes que d’hommes. À celles et ceux qui pestent de ne pas toujours trouver de bons produits bio à côté de chez eux, patience, la relève arrive en masse !