Nous sommes à Paris, quartier de Pigalle, au fond d’une impasse à l’écart du boulevard. Pas de devanture, pas d’enseigne – mais ceux qui savent, savent. Une après-midi par semaine, Sylvain Grundlinger ouvre son magasin. Fruits et légumes, huiles et vinaigres : tout est bio, les stocks sont limités, les prix raisonnables.
Quand nous entrons ce jour-là, deux chefs sont en pleine conversation. « Elles sont splendides, les échalotes. Tu les travailles comment, toi ? » demande l’un. « En sauce ! Délicieux. Ou dans un beurre blanc… » C’est qu’ici, la clientèle aussi est spéciale, entre gourmets éclairés et chefs en quête d’une trouvaille originale.
Le petit qui fournit des plus grands
Pour comprendre ce qui se joue ici, il faut connaître le patron de ce lieu presque secret. Sylvain Grundlinger a commencé sa carrière professionnelle non pas dans l’agriculture, mais… dans l’événementiel. Dans les années 2010, Sylvain décide de tourner le dos au salariat et de créer sa propre activité. Il crée « Le bonhomme bio », qui livre des paniers de fruits dans les entreprises. « Je faisais les livraisons moi-même, raconte-t-il. Et ça a si bien marché que je me suis ruiné le dos. » Après trois ans, il s’associe avec un confrère, élargit ses activités et son carnet d’adresses de fournisseurs bio… Puis, en 2014, il lance Trouvailles & Terroirs. Une activité de grossiste pour les restaurateurs, mais à taille humaine. « Je ne voulais pas créer d’entreprise au sens traditionnel ; je voulais pouvoir choisir mes fournisseurs, mais aussi mes clients », précise-t-il, avant de conclure : « je ne suis pas un grossiste, mais un petitiste. »
Un « petitiste » qui travaille aujourd’hui avec une cinquantaine de clients, parmi lesquels certains des plus grands chefs. « J’ai énormément appris de leur exigence, assure Sylvain. Travailler avec un chef qui sait reconnaître à l’oeil la qualité d’un petit pois dans un lot entier, c’est un défi. Et j’aime ça, trouver des solutions pour répondre à une demande nouvelle. »
L’excellence plutôt que la croissance, en un sens.
Éloge de la fraîcheur
Cette excellence, c’est toute l’implication d’un homme qui se lève régulièrement à deux heures du matin pour assurer les produits les plus frais à sa clientèle. « On dit que j’ai les meilleurs produits ; en réalité, j’ai surtout les produits les plus frais ! Mon métier, c’est de choisir les produits, mais c’est aussi la logistique. Avec 12 à 24 heures d’avance sur les autres, je permets à mes clients d’avoir à la carte du midi des légumes cueillis la veille. »
Des produits qu’il est parfois aussi le seul à proposer sur toute la place de Paris, grâce à un réseau de fournisseurs (en direct ou via quelques intermédiaires bien choisis) qu’il a mis des années à constituer, avec toujours une triple exigence : une agriculture propre, la qualité gustative (« il faut qu’il se passe quelque chose tout de suite, aux yeux et au goût »), et la relation humaine. « Le meilleur des légumes, s’il est produit dans des conditions qui ne me satisfont pas, ou par quelqu’un qui traite mal ses employés, je préfère m’en passer », dit-il.
L’évidence du bio
Notre visite avance et nous nous rendons compte que nous n’avons pas encore parlé de bio. « … Parce que pour moi, ça va de soi, dit tranquillement Sylvain Grundlinger. Quand je parle d’agriculture propre, le bio, c’est la base. Le système n’est peut-être pas parfait mais il n’y a que là qu’il y ait un vrai contrôle. Les autres labels ? Je n’en parle même pas. Ce qui ne peut pas se vérifier, ça ne vaut rien. » Chez Trouvailles&Terroirs, les produits sont 100 % bio, l’entreprise elle-même est certifiée, mais Sylvain Grundlinger n’en fait pas un argument. Au prosélytisme, il préfère opposer la force de l’évidence : « On dit que le bio a du sens. Mais c’est surtout ce qui n’est pas bio qui n’en a pas. » Lui préfère mettre en avant le goût de ses produits… et conserver des prix raisonnables.
Un blocage à dépasser
Le prix, d’ailleurs, parlons-en ! Serait-ce lui, le blocage qui empêche les restaurateurs de mettre plus de bio sur leurs cartes ? Sylvain Grundlinger balaie l’argument. Pour les grands chefs, explique-t-il, le coût des matières premières ne constitue qu’une part mineure du prix de l’assiette. « La réalité, surtout, c’est que les restaurateurs achètent mal. Je vois bien, moi, comment certains grossistes montent leurs prix dès qu’il y a un label AB. Alors que bien acheter, c’est tout un ensemble : le produit, le transport, le service. Et à ce jeu-là, quand on s’y prend bien, le bio n’est pas plus cher. » Deux restaurateurs qui font leurs courses dans la boutique abondent dans son sens. « Si les clients entendaient certains restaurateurs parler entre eux, ils fuiraient », assure l’un d’eux, tandis que l’autre plaisante : « Moi, j’achète du bio, et ce n’est pas grave. La question, c’est surtout : pourquoi les autres ne le font pas ? »
Le débat s’engage sur les blocages psychologiques qui restent à dépasser dans le secteur. Un débat qui pourrait rebondir de façon inattendue quand on sait que nombre de restaurateurs peinent à trouver des collaborateurs. Car pour nombre de jeunes cuisiniers, travailler des produits bio constitue un véritable argument de recrutement. « Plutôt que de se perdre dans de faux débats, les restaurateurs feraient mieux de remettre leurs pratiques en question s’ils veulent recruter… conclut Sylvain Grundlinger. En attendant, dans certains restaurants, je propose des paniers bio au staff, ils sont contents… »
L’éthique de travail, toujours. Et une sorte de retour aux sources pour celui qui, il y a vingt ans, livrait des fruits aux grandes entreprises. Sans savoir qu’un jour il ne côtoierait plus que le haut du panier.