Il est osé de prétendre que chaque problème est une opportunité potentielle. Pourtant, durant très longtemps, ce sont les crises agricoles qui ont poussé les agriculteurs à la conversion en agriculture biologique.
De fait, en 2009, les parents de Sophie subissent de plein fouet l’effondrement du prix du lait. C’est la goutte de trop, qui les poussent à faire un pas de côté et à miser sur un système robuste et surtout indépendant des intrants extérieurs qu’il faut payer chaque mois. Produire un peu moins, certes, mais surtout, dépenser moins en utilisant la ressource déjà disponible sur l’exploitation pour nourrir les vaches.
Si les parents de Sophie n’avaient pas fait ce premier pas, elle ne serait jamais revenue sur l’exploitation familiale. Fille d’agriculteur, elle a d’abord tout fait pour s’extraire de son milieu d’origine, qu’elle trouvait trop machiste, trop fermé, et trop dur, et surtout dévalorisé par toute une partie de la population.
Au cours de ses études de lettres modernes, elle habite différentes villes étudiantes et s’intéresse, presque malgré elle, à la perception des territoires ruraux d’autres régions. Avec surprise, elle constate qu’en Alsace, en Ardèche, dans les Vosges, la nature préservée est perçue comme une richesse, et le paysan comme un créateur de paysage.
Loin, elle ne revient plus les week-ends dans la ferme familiale, mais se retrouve à aider dans les fermes avoisinantes. Le diagnostic tombe : elle est en mal de campagne.
En 2012, la naissance de sa fille la pousse à revenir à ses racines avec son compagnon dans l’aventure. “ j’ai été saisie par une volonté d’agir pour le futur de mon enfant, de faire changer le regard des habitants sur leur propre territoire. La Thiérache, entre les plaines de Picardie et de Champagne, est une terre d’élevage. J’ai vu dans la bio un moyen formidable de valoriser une approche écosystémique positive, de faire estimer à leur juste valeur la matière organique, les prairies permanentes, les haies, la biodiversité. De rendre fiers les paysans-éleveurs d’être gardiens de cette richesse inestimable et menacée par l’élargissement des plaines céréalières tout autour.
Son petit frère les rejoint lui aussi, et ils ne sont pas de trop pour arpenter une ferme s’étendant sur 185 hectares et abritant 110 vaches laitières normandes et montbéliardes, qui produisent chacune 5 500 litres de lait par an. Le domaine accueille également un atelier maraîchage circuit court sur 3,5 hectares ainsi que des vergers avec des variétés anciennes. Dans ce vaste ensemble, on retrouve 20 kilomètres de haies, lesquelles servent à la filière bois énergie locale ainsi qu’au paillage des vaches laitières.
L’idée est d’œuvrer pour une véritable synergie homme/animal/végétal. La diversification du système est la clef de la résilience pour Sophie, tant pour retrouver un équilibre écologique qui permette de se passer de pesticides, que pour sécuriser le volet économique de la ferme en ne misant pas tout sur une même production. Le lait est vendu en circuit long, tandis que les fruits et légumes sont écoulés en circuits courts ( AMAP, Biocoop, marchés et magasin de producteur).
C’est certes une organisation très complexe et plus chronophage que la moyenne, mais qui produit des résultats économiques largement satisfaisants :« je m’investis pour la bio car à la base, on pose des exigences techniques : conserver un lien au sol et la fertilité intrinsèque de nos terres, ne pas utiliser de pesticides de synthèse, respecter les cycles naturels, protéger l’eau, l’air, la biodiversité et par là-même notre santé à tous. C’est bien plus qu’un simple marché économique : c’est le laboratoire de la transition agro-écologique le plus avancé que l’on ait, et ça impose un regard politique sur l’alimentation que l’on souhaite pour notre pays. Il suffit de lire le rapport de la Cour des Comptes et de l’Union Européenne sur la question pour voir que nous avons besoin de plus de soutien étant donné notre contribution au bien commun ».
Pour faire la transition, je constate qu’on remet encore trop souvent la responsabilité de l’évolution des pratiques sur les agriculteurs. Pourtant, pour faire de l’agroécologie, et pas seulement en bio, on doit travailler avec des rotations de 6,8, même 11 cultures différentes. A l’heure qu’il est, aucun outil agro-industriel ne peut gérer une telle diversité car ils sont ultra-spécialisés. Qui en parle? Qui prend le problème à bras le corps?
« Pas de solutions sans interdictions ! »
Un discours très revendicatif qu’elle porte depuis 2023 en tant que Présidente de Bio en Hauts-de-France. Là, sa double casquette de maraîchère et éleveuse bio lui permet d’éveiller les acteurs et décideurs locaux : « je leur explique qu’on a besoin d’augmenter l’alimentation de qualité dans les assiettes à budget constant. Or, comme le plus coûteux en termes climatique et économique, c’est la viande, on incite la restauration collective à en utiliser moins mais de meilleure qualité. De la part d’une éleveuse convaincue, c’est entendable. Pour autant, ça demande beaucoup d’adaptation des agents de cantines. Ils doivent réapprendre à cuisiner différemment. Je ne déteste rien tant que le discours assénant qu’il suffit de changer ses habitudes et d’apprendre à cuisiner pour manger bio. C’est faux. Il y a un surcoût, et il faut faire un effort. Mais le jeu en vaut la chandelle : manger mieux, c’est aussi s’autoriser à se faire du bien, faire attention à sa santé et à celle des autres, retrouver de l’estime de soi. Dans une région aussi pauvre que la mienne, c’est lourd de sens.
Si la conjoncture actuelle n’incite pas à l’optimisme, Sophie ne lâche pas la barre. “On essaie parfois de nous enfermer dans des cases qui ne sont pas les nôtres, de nous isoler de l’agriculture en général, en nous traitant d’extrémistes. Pourtant, c’est bien toute l’agriculture qui doit bifurquer! Je n’oppose jamais les agriculteurs entre eux, je m’autorise, avec beaucoup de respect, à opposer les systèmes : c’est le propre de toutes les pensées ayant contribuées à l’évolution de l’Humanité! J’espère qu’on est pas obligé de rester coincé dans les années 1960!!
Et puis, selon moi, les normes sont de formidables outils pour accélérer les transitions. On les voit comme des freins, alors que ce devrait être des catalyseurs. L’agronomie, ça s’écrit en marchant! Très malicieusement, je pense qu’il n’y aura pas de solutions sans interdictions! La bio en est la preuve!