Personne ne se souvient que le 11 septembre 2001, à New York, se tenait la fashion week. Camille Labro, si. Alors journaliste mode, elle était sur place pour Paris Première et se retrouve du jour au lendemain à filmer les conséquences du désastre. L’idée mûrit de quitter deux vies : les États-Unis et une forme de journalisme distancié.
Rentrée en France en 2002, elle croise Isabelle Lefort, rédactrice en chef du supplément de la Tribune, qui lui confie une page hebdomadaire sur le sujet de son choix et l’évidence la saisit « je devais trouver un sujet dont je ne me lasserai jamais, que je pouvais explorer sous tous les angles et je me suis dit « mais bien sûr ! La bouffe ! ». L’exigence d’Isabelle a décuplé ma motivation et j’ai rencontré tout le monde dans le milieu. D’abord, pour essayer de comprendre, ensuite pour donner à voir celles et ceux qui nous nourrissent bien. On me dit parfois que c’est du journalisme engagé, à la limite du lobbying, mais moi j’assume de parler des paysans, de celles et ceux grâce à qui on mange mieux et qu’on ne voit pas assez ».
2003-2023 : vingt années de portraits, de pages dans le M du Monde, de livres et de documentaires comme « le bonheur est dans l’assiette » pour Arte. Cela aurait pu continuer de façon exponentielle, mais en 2019, sa famille la met face à ses responsabilités : « d’abord, je vois ma fille de 5 ans faire des maths avec justesse en comptant les haricots que nous avions planté. Ensuite, mon fils entre dans une école primaire qui dispose d’un jardin sur le toit. Je demande à l’institutrice ce qu’ils y font et elle me répond « nous n’y allons jamais, nous n’aurions pas le temps de finir le programme ! ». Je tombais des nues… Et puis ma marraine, la restauratrice et fondatrice de Edible schoolyard (Ecoles Comestibles) Alice Waters, me rendit visite. En regardant la carte des 5000 « Edible schoolyards » créés dans le monde, elle me demanda : « Camille, how come there is nothing in France ? The country of gastronomy !”. Je me suis alors dit que je n’étais pas allé au bout de mes responsabilités pour mieux faire manger les Français et je me décidais à lancer L’école comestible ».
L’histoire devait se lancer tout doucement avec un anodin post Facebook dans la torpeur d’août « on va lancer L’école comestible en France. Who’s in ? » et face à l’avalanche de réponses positives, de propositions, L’école se développe à toute vitesse malgré le Covid.
Depuis sa création, L’école a dispensé 1400 ateliers, compte 4 salariés, une centaine de bénévoles et trois antennes régionales, et a accompagné des villes qui veulent développer le programme en autonomie. Ce ne sont pas ces chiffres là que Camille Labro retient en premier, mais celui de moins de 1% : « c’est celui du refus de goûter. Qui ne nous arrive donc presque jamais. Les enfants passent les ateliers les mains sales et la bouche pleine, ils triturent et goûtent, et goûtent encore avec des surprises émerveillées. Ils goûtent cru, tirent la langue, mettent de l’huile, un trait de citron, du sel et en redemandent. Même, voire surtout avec du topinambour, ou notre produit star, le chou rave ! ». Pour celles et ceux qui seraient sceptiques, allez voir le film de présentation de l’association (https://www.ecolecomestible.org/) soit tous les enfants sont éligibles aux Césars de meilleurs espoirs, soit ça marche vraiment.
Après des débuts improvisés avec ses propres enfants comme « cobayes », l’association se structure très rapidement, produit des fiches pédagogiques et 15 kits sur des thématiques aussi diverses que l’incontournable cagette de légumes de saison, la découverte des légumes, graines et grains, sens et goûts, herbes aromatiques, anti gaspi… Tous ces sujets sont traités en atelier d’1h30, impérativement pendant le temps scolaire, principalement de la grande section de maternelle jusqu’au CM2 avec des modules adaptés à l’âge des enfants. Les ateliers ont lieu dans des écoles publiques, avec un souci d’aller dans les écoles où les enfants n’ont pas accès au bio, et uniquement avec des légumes, et rien d’autre : « d’un point de vue pragmatique, les légumes ont tous les avantages. C’est plus simple dans une perspective d’hygiène que des viandes ou poissons et ne pose aucun problème d’allergie ou d’interdits alimentaires. Surtout, les enfants ne savent rien des légumes, ils reconnaissent tout juste les carottes ou les radis, mais ne connaissent rien de la production, de la récolte, la saison, le goût… Pour eux les betteraves, ce sont des cubes rouges dégoûtants servis à la cuisine ».
Pour démythifier les légumes, L’école comestible propose de venir avec les producteurs directement, des artisans et des chefs, pour cuisiner dans la salle de classe. Ils discutent et racontent toute la vie des légumes en explorant, sans s’appesantir, tout le programme scolaire : « les proportions des recettes font faire des maths, rutabaga et topinambour enrichissent le vocabulaire, et les épices offrent un prétexte pour parler géographie et histoire avec leur provenance. Les enfants retiennent et assimilent tout sans effort ».
Et la chaîne de lutte contre « l’illettrisme alimentaire » ne s’arrête pas aux enfants, puisque les professeurs impliqués s’engagent de manière pérenne dans l’association (nombre d’entre elles et eux, quand c’est possible, tentent d’installer un potager au sein de l’école) et les parents des élèves, parfois, changent leurs habitudes courses et vont au marché. Pour le reste, l’avenir de L’école comestible sera ce que les personnes impliquées pour mieux manger en feront, et les ateliers dispensés en classe étant gratuits pour les écoles, un don ici planterait déjà quelques graines.